Dans le Donbass, une situation de « ni guerre, ni paix » pour les civils


Ioulia Shukan est spécialiste de l’Ukraine. Entre 2013 et 2014, elle est sur place lors des grandes mobilisations hivernales, puis lorsque les évènements se muent en conflit armé. Depuis, ce pays d’Europe de l’Est est devenu son domaine d’étude dominant. Elle revient sur ses recherches et études sociologiques.

Ioulia Shukan, spécialiste de l'Ukraine

© Ioulia Shukan | Ioulia Shukan spécialiste de l’Ukraine

Avant de se concentrer sur les civils, cette maîtresse de conférences en études slaves à l’Université Paris-Nanterre et chercheuse à l’Institut des Sciences sociales du Politique, travaillait sur les élites et les parlementaires ukrainiens. C’est à partir de 2013 que ses recherches ont pris un autre tournant.

« C’est la mobilisation autour du Maïdan qui m’a vraiment fait changer de perspective puisque je me suis intéressée aux citoyens ordinaires dans cette mobilisation. C’est ça qui m’a le plus touché, leur volonté de peser sur la décision du pouvoir politique, explique la spécialiste, elle ajoute : « J’ai donc travaillé sur les citoyens, sur le Maïdan, sur les formes d’engagement et les formes de résistance, pendant les trois mois d’occupation de cette place. »

Son analyse de cet engagement citoyen a donné lieu à la publication en 2016 de l’ouvrage « Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne ».

Elle garde ensuite cette perspective « très microsociologique » toujours tournée vers les citoyens. La chercheuse s’intéresse par exemple à un groupe de femmes bénévoles qui, en réponse à la violence du conflit ukrainien, se dévouent pour soigner les militaires blessés, malades et mutilés de guerre dans l’hôpital de Kharkiv.

©Sadak Souici | Conflit Ukrainien : près de la ligne de contact

©Sadak Souici | Près de la ligne de contact

Vers la ligne de contact

À partir de 2017, elle se concentre sur le quotidien des civils dans la zone de guerre et effectue donc ses premiers voyages près de la ligne de contact.

« J’essaye de comprendre comment ces civils reconstruisent un semblant de normalité dans la situation où la phase dure de la guerre est passée mais que dans le même temps ils vivent dans l’incertitude et sont exposés à des bombardements réguliers, ce que j’appelle une situation de « ni guerre, ni paix » sur la ligne de contact », explique la chercheuse.

Son blog « carnets de terrain » décrit avec intensité ce qu’elle a pu observer durant ces années où elle effectuait des allers-retours dans le pays, jonglant entre sa vie d’enseignante et celle de chercheuse.

Un des souvenirs qui l’a le plus marquée est une rencontre, au cours d’une distribution de nourriture d’une ONG nationale, avec des habitants et habitantes du village Novoaleksandrovka. Ce village est situé le long de la ligne de contact dans la région de Lougansk (Première Urgence Internationale intervient le long de la ligne de contact dans la région de Donetsk). Elle raconte cette expérience dans un billet de blog qui date de 2017.

« Il n’y ni gaz ni électricité à Novoaleksandrovka depuis déjà trois ans. Donc aucun moyen de faire marcher des appareils électroménagers, gros ou petits. Beaucoup s’éclairent le soir à la bougie ou encore, certains, à la torche électrique. Pas de magasin au village non plus. Pas de livraison de pain. Les locaux vivent, comme beaucoup d’autres civils de la zone grise, de la culture du potager ou de l’élevage de petit bétail. La solidarité entre voisins assure la survie des plus âgés ou des plus mal en point. »

© Sadak Souici | Conflit Ukrainien : au poste de contrôle de Mayorsk

© Sadak Souici | Au poste de contrôle de Mayorsk

Elle évoque aussi les raisons qui peuvent mener les habitants de la région à rester bien que la vie y soit difficile.

« Malgré ces conditions, chacun se donne, tout comme Lena, une raison de rester. Certains mettent en avant le « devoir de rester » pour s’occuper de leurs proches ou de simples voisins âgés, malades et/ou immobiles. D’autres insistent sur ce sentiment d’inutilité et d’abandon : des « qui aurait besoin de nous ? » ou encore « qui nous attend ailleurs ? » reviennent comme un mantra à chaque discussion. Enfin, il y a cet intense attachement à sa terre et à son chez-soi. Un enracinement profond qui exclut toute perspective de départ pour des jeunes comme Lena et son mari, mais surtout pour des personnes âgées. »

Un conflit qui s’éternise

Les équipes de Première Urgence Internationale, spécialisées en santé mentale ont noté que la plupart des habitants et habitantes restés vivre dans les villages le long de la ligne de contact montrent des signes de détresse psychologique. Pour faire face à l’adversité, des mécanismes de défense et d’adaptation sont utilisés spontanément par les personnes.

De son côté Ioulia Shukan a pu observer, entre 2017 et 2020, « un rapport à la violence qui s’est tout à fait normalisé » chez les personnes qui vivent dans ces petits villages.

« Beaucoup de locaux parlent de la guerre au passé, pour beaucoup, la guerre est terminée déjà au sens de combat et d’hostilité. Mais dans le même temps, la paix n’est pas revenue pour autant dans ces territoires puisqu’il y a toujours un certain nombre de zones de tension et des tirs occasionnels auxquels ils sont exposés, en plus des mines bien évidemment, puisqu’il s’agit de territoires extrêmement dangereux et minés », rappelle la sociologue.

Selon elle, le simple fait de vivre aux côtés des militaires et donc près de positions militaires, « expose les habitants de ces villages en cas de reprise des hostilités ».

« Il y a des phases d’accalmie suite à des cessez-le-feu signés mais finalement sans une résolution globale, les cessez-le-feu ne sont pas respectés et à chaque fois on revient à ces phases de guerre plus dures. »

Effectivement, le dernier cessez-le-feu date du 27 juillet dernier. Cependant, des rapports journaliers témoignent des violations de cette trêve. Ces derniers mois, les victimes sont majoritairement des combattants mais les civils continuent à faire partie, directement et indirectement, des dommages collatéraux.

© Sadak Souici | Conflit Ukrainien : un militaire dans la région de Donetsk

© Sadak Souici | Militaire dans la région de Donetsk

Loin des yeux loin de la guerre

Une des particularités du conflit ukrainien est que dans d’autres régions d’Ukraine et dans la capitale, la vie suit son cours et on en vient même à oublier que la situation est toujours « fragile et instable » à l’est du pays.

« La guerre marquait l’actualité en 2014-2015, peut-être jusqu’au début de l’année 2016 où il y a eu des mouvements importants. La ligne de contact n’était pas stabilisée et l’agenda médiatique non-saturé. Effectivement, plus on s’éloigne de la ligne de front, plus les gens ont envie de continuer leur vie normale dans laquelle, il n’y a pas de place pour la guerre et on le sent beaucoup à Kiev », commente Ioulia Shukan.

« Dans les médias, on met beaucoup plus l’attention sur les violations du cessez-le-feu et les victimes militaires. C’est plutôt quand on suit l’activité des ONG, ukrainiennes ou encore internationales, qu’on a accès à un certain nombre d’éléments sur les civils dans la zone de guerre. »

Les équipes de Première Urgence Internationale viennent en aide à ces civils dans la région de Donetsk depuis 2015, notamment en rendant visite aux personnes âgées et aux personnes à mobilité réduite chez elles et dans les mercy homes*.

Les domaines d’intervention de l’ONG sont : la santé, l’accès à l’eau, l’assainissement et l’hygiène. Au niveau de la santé, les équipes soutiennent les centres de santé de la région, notamment par rapport à la pandémie de COVID-19, et en formant des professionnels à la santé mentale et au soutien psychosocial.

La santé mentale et le soutien psychosocial sont des domaines essentiels où les besoins, qu’ils soient préexistants ou nouveaux, sont immenses.

© Sadak Souici | Conflit Ukrainien : un civil vers la ligne de contact

© Sadak Souici | Civil vers la ligne de contact

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Conflit Ukrainien

Régulièrement, l’ONG attire l’attention sur ce conflit oublié qui dure depuis sept ans. Dans ce cadre-là, elle présente du 15 au 27 mars 2021 une exposition photos et vidéos intitulée « Ukraine : les visages du conflit ».

Les projets mentionnés sont réalisés avec le soutien du service de la Commission européenne de l’Aide Humanitaire et Protection Civile (ECHO).

* Les mercy homes sont des sortes d’institutions sociales ou religieuses où les personnes âgées peuvent trouver refuge.


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