En Afghanistan, « la communauté humanitaire ne peut être le seul acteur qui aide la population »


Plus de la moitié des Afghans ont besoin d’aide humanitaire dans un pays où le système de santé s’est effondré il y a un an, après l’arrivée au pouvoir de l’Émirat islamique d’Afghanistan (EIA). Un changement de gouvernance qui a également modifié les conditions de travail des ONG sur le terrain. Entretien avec Justyna Bajer, cheffe de mission de Première Urgence Internationale à Kaboul.

aide humanitaire en Afghanistan de Première Urgence Internationale

Plus de la moitié de la population a besoin d’aide humanitaire en Afghanistan I © Première Urgence Internationale

Quelles ont été les conséquences du changement de régime en Afghanistan sur le système de santé ? 

Immédiatement après le retour de l’EIA au pouvoir le 15 août 2021, l’aide internationale s’est arrêtée et nous avons assisté au quasi-effondrement du système de santé ainsi que des autres services publics. En effet, 75% des dépenses du gouvernement étaient financées par la communauté internationale avant cette date. Aujourd’hui, le personnel de santé n’est pas payé par le biais du système budgétaire, mais directement par les ONG qui mettent en œuvre la prestation de soins de santé. Les défis sont nombreux en termes de qualité des services, de disponibilité des produits, notamment des produits pharmaceutiques, et surtout de disponibilité des fonds pour garantir le maintien des normes minimales. Lors d’une visite sur le terrain cette année dans la province de Ghazni (dans le sud-est du pays), j’ai visité un établissement de santé dans une zone relativement isolée : il n’y avait pas d’eau courante et un réseau électrique qui, souvent, ne fournit pas de courant.  Ce cas n’est pas isolé et se produit souvent dans des zones plus éloignées de quelques centres urbains clés. Mais plus généralement, un an après, nous avons fait beaucoup de progrès en termes d’implication des différentes parties prenantes et de construction d’une compréhension commune que l’aide humanitaire doit être inconditionnelle.

L’arrivée de l’EIA au pouvoir a-t-elle affecté les activités de Première Urgence Internationale, notamment celles destinées aux femmes ?

Nous n’avons interrompu nos activités qu’une seule journée l’année dernière (le 15 août) et seulement dans l’un des sites (Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan) où nous sommes présents, par crainte pour la sécurité de nos équipes. Bien sûr, de nombreux ajustements dans notre façon d’opérer et dans les lieux où nous sommes présents ont été effectués au cours de la période qui a précédé le changement de régime lui-même, et ce en raison de l’intensification du conflit. Par exemple, nous avons interrompu à plusieurs reprises nos activités quotidiennes dans la province de Laghman, dans la partie orientale du pays, qui a été le théâtre de combats intenses pendant une période relativement longue.

Dans l’ensemble, nous avons maintenu la continuité de nos opérations, principalement grâce au dialogue que nous avons eu avec les différentes parties au conflit, y compris les membres de l’Emirat islamique d’Afghanistan. Cela s’explique aussi par le niveau élevé d’acceptation de notre ONG dans le pays, étant présente et aidant la population depuis 42 ans.

Il est difficile d’évaluer l’impact sur nos bénéficiaires. Traditionnellement, nos équipes sanitaires mobiles ont vu arriver beaucoup plus de femmes que d’hommes ; rien n’a changé à cet égard. Dans certaines régions, je constate qu’il y a une demande croissante des autorités sanitaires pour assurer une séparation des femmes et des hommes au sein des structures de santé, mais il n’y a pas de décret officiel pour le moment.

Qu’en est-il du personnel féminin de Première Urgence Internationale ?

Dans les grandes villes, certains changements ont déjà commencé. Par exemple, à Kaboul – un peu moins dans les autres villes – l’environnement général a évolué. Nos employées doivent faire davantage attention à leur tenue vestimentaire et à leurs déplacements. Un décret a été publié le 26 décembre 2021 obligeant les femmes à être accompagnées d’un chaperon lorsqu’elles parcourent plus de 72 kilomètres : en pratique, c’est à chaque trajet qu’une de nos employées peut être arrêtée et interrogée. Jusqu’à présent, nous n’avons pas enregistré d’incident significatif : dans le cas de Première Urgence Internationale, il est généralement très utile d’expliquer que nous fournissons des soins de santé et que nous sommes une ONG. Cela suffit à faire passer nos équipes au poste de contrôle, mais nous verrons comment la situation évolue.

Dans nos bureaux, il nous a été demandé de veiller à ce que les femmes et les hommes travaillent dans des espaces différents. Dans certaines des zones où nous travaillons, cela ne fait aucune différence car ce système était déjà en place. À Kaboul, nous avons dû le mettre en place mais nous avons laissé nos collègues femmes choisir où elles souhaitaient travailler.

Quelles évolutions avez-vous constaté en termes de sécurité et d’accès à l’ensemble du pays ?

Concernant l’accès au terrain, du point de vue de la sécurité, la situation s’est considérablement améliorée. Avant le mois d’août 2021, on enregistrait une centaine d’incidents par jour dans tout le pays : aujourd’hui, ce chiffre est descendu à 6 en moyenne. Les routes sont ouvertes, nous pouvons nous déplacer assez librement, du moins pour l’instant et sans remarquer une bureaucratisation croissante et des demandes de permis et d’autorisations, y compris pour les voyages. Cela ne signifie pas que nous pouvons aller partout, surtout dans les zones isolées, le relief du pays rend certains déplacements très compliqués. Le Nuristan, où quelques ONG opèrent dont la nôtre, est l’un des exemples où l’accès est impossible pendant la saison hivernale. Nous sommes l’une des rares organisations humanitaires à fournir une aide dans la province du Nuristan, une région montagneuse qui n’est pas accessible en hiver. De plus, en raison des 40 années de conflit, les infrastructures – routes, communications – sont dans une grande partie du pays en très mauvais état.

Ensuite, il y a de nouvelles choses à prendre en considération : nous essayons toujours de comprendre dans quelle mesure le gouvernement actuel peut répondre aux incidents de sécurité, car le « filet de sécurité » qui était fourni par la communauté internationale auparavant, avec des représentations diplomatiques à Kaboul, n’existe plus. Nous avons également eu des discussions constantes avec les autorités de l’EIA pour tenter de protéger l’espace humanitaire face à leur ingérence croissante, ce qui a des conséquences sur l’accès à certaines zones ou populations. Au cours de l’une des enquêtes que nous avons menées dans les régions du nord de la province de Ghazni, nous nous sommes vus refuser l’accès car nous avions du personnel féminin dans nos équipes. Il existe également de nombreux cas où les autorités de l’EIA veulent interférer dans notre processus de recrutement ou d’approvisionnement.

Quelle est la priorité pour l’Afghanistan aujourd’hui ?

Le pays a besoin de se stabiliser économiquement. La communauté humanitaire ne peut pas rester le seul acteur à fournir des services et des moyens de subsistance à la population. Il est très probable que l’aide humanitaire a permis au pays d’éviter la famine l’année dernière, grâce à de grands efforts, mais cela ne peut pas continuer indéfiniment, d’autant plus que la situation humanitaire globale continue de se détériorer.

Informez-vous sur notre mission humanitaire en Afghanistan.

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